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Le plateau des Bornes est une unité naturelle très fortement caractérisée. Son nom traditionnel est associé à deux communes, Menthonnex-en-Bornes et Vovray-en-Bornes. Il en comprend dix-neuf autres[1]. Le nom même du plateau est un hydronyme d’origine gauloise, issu du radical born-, « trou de source », « source », et par extension « rivière ». Ce plateau molassique forme une vaste dépression assez élevée qui est haussée jusqu’à 900 m d’altitude. Il s’étire sur 22 km d’est en ouest et sur 13 km du nord au sud, entre le chaînon du Salève et le front des chaînes subalpines. Il est limité par les bassins d’Annecy et de l’Arve.
Vue d'une partie du plateau des Bornes depuis la montagne du Salève
La prospection sismique a révélé qu’il correspond à une zone synclinale dont le flanc occidental à faible pendage contraste avec le flanc oriental très fracturé et caractérisé par de nombreux plans de chevauchement, la plupart du temps masqués par un empâtement glaciaire plus ou moins important. Les terrains tertiaires du plateau des Bornes débutent au Rupélien (marnes à cyrènes, grès de Bonneville) et se poursuivent au Chattien avec la molasse rouge qui atteint environ 1 000 m d’épaisseur au front du massif des Bornes[2]. Les quatre communes étudiées présentent des contrastes d’altitude assez significatifs : entre 640 m et 810 m à Villy-le-Bouveret, entre 640 m au bord des Usse à 1345 m au Plan du Salève pour Vovray, de 650 m à 1350 m pour Le Sappey et de 690 m à 954 m pour Menthonnex. Si la molasse n’est pas favorable à l’homme au départ[3], les glaciers würmiens ont recouvert cette dernière d’un épais manteau de moraines de fond qui se présentent sous formes de lentilles ou de drumlins. Cet encombrement par les dépôts glaciaires de piémont lui donne un aspect boursouflé caractéristique. Sur le plateau, la molasse est accidentée de bosses elliptiques séparées de creux marécageux, les « mouilles » ou « mollie », de plus en plus encombrées par le ruissellement et par les dépôts[4]. Ces bosses sont toujours chauves et accueillent une maigre végétation buissonnante et le genévrier. À Menthonnex, une particularité tient à la présence de « tourandons » en contrebas de la route entre le chef-lieu et Chez Petit Pierre, qui se présentent sous la forme de mottes herbues (laiche), dressées jusqu’à 1 m 40 de hauteur sur un socle assez épais en forme de tour, d’où leur nom. Sur les versants, les formes de la molasse sont plus variées et offrent des loupes, c’est-à-dire des proéminences bombées dépourvues de végétation, comme dans le bas de la commune de Vovray. La toponymie ancienne des communes rend compte de ce modelé particulier : « la Cotta », « la Cotteta », « le Crêt brun », « les Costes », « les Lanches » (terrain en pente) sur Menthonnex ; « Montagnier », « les Crêts », « la Plagne », « les Crouses » à Villy-le-Bouveret ; « la Grande Coste », « les Plagnes », « la Combette », « le Cavoc »t, « la Platiere », « le Platon » à Vovray ; « aux Combes », « au Crêt du Reaux », « mas du Mont » au Sappey. Une enquête du XVIIIe siècle présente Menthonnex ou encore Arbusigny comme des paroisses « en pente rapide traversée par de grands creux très fréquents ». La communauté de Vovray quant à elle est « directement sous la montagne de Sallevoz en pente rapide environnée de plusieurs grands creux où les eaux de pluie entraînent bien souvent la meilleure substance du meilleur terrain ». Au Sappey, le secrétaire relève le peu de valeur du terrain « en pente rapide, teppes et broussailles. Il ne produit que quelques poils d’herbe »[5]. Les qualités de certains terrains ont parfois offert des ressources aux communes, comme cette terre noire de bruyère dans le communal du Brula à Vovray, particulièrement recherchée par les jardiniers et donnée à bail pour 9 ans en 1855[6].
Les tourandons de Menthonnex
Le plateau s’appuie contre les pentes orientales du Salève, une voûte calcaire dont les formes régulières sont soulignées par les forêts accrochées à son flanc. Au sommet, on découvre des couches urgoniennes décapées et des marnes hauteriviennes qui portent souvent de bons pâturages et des granges (Chalet au Moine, Chalet des Communes et Chalet du Plan à Vovray au XIXe siècle). L’intendant de la province de Carouge décrit la partie orientale du Salève en 1822 : « La partie de cette montagne située au levant, au bas de laquelle coule parallèlement à elle le torrent de Viaison, présente un plan incliné couvert d’une belle végétation divisée en prés, champs et bois taillis, et de haute futaye, et sa sommité est recouverte d’un beau pâturage où l’on inalpe annuellement au mois de juin la quantité de 400 bêtes à corne »[7]. Vovray et Le Sappey profitent de la « Grande Montagne ». Le Salève offre du minerai de fer, du tuf (lieu-dit « La Touvière » au Sappey), du sable blanc à Vovray (pour la verrerie de Thorens)[8], du bois pour la construction et l’affouage[9], entraînant parfois des conflits entre les communes, comme ce long procès au XIXe siècle entre La Sappey et Arbusigny (« la Brandaz », du gaulois signifiant « région arborisée » et « les Rasses », « scierie » à Vovray, des sites pour les fours à chaux (les Raffords ou raffours à Vovray : four à chaux). Au début du XIXe siècle, une enquête précise qu’au Sappey, il y a des bois « soit en futaie, soit pour le chauffage, on ne peut les exporter à cause de la difficulté des chemins, mais on les réduit en charbon et plus souvent en braises »[10]. Il est vrai que la montagne n’a pas toujours été accessible. Un mémoire de 1807 évoque le chemin de la Traversière, qui finit par descendre au Sappey « par une rampe droite et mal développée qui s’est faite en l’an 11 par quelques particuliers. On est effrayé d’y avoir à descendre des chars de foin »[11]. La montagne fournit aussi son lot de contraintes, et en particulier les nuisances de la faune sauvage, en particulier les hannetons dont on ne peut venir à bout[12].
Le secteur correspond également à la vallée supérieure des Usses, encadrée de terrasses. Cette rivière torrentielle prend sa source près du hameau du Verney, sur la commune d’Arbusigny, à 935 m d’altitude. Elle se dirige ensuite sur 42 km du nord-est au sud-ouest jusqu’aux ponts de La Caille, puis tourne vers l’ouest pour atteindre le Rhône. Le plateau est également parcouru de nombreux ruisseaux, qui ont souvent creusé le sol, d’où les nombreux « Creux » à Vovray, ou encore la Colaz dans la même localité (« ruisseau ou ravin en pente »). Les rivières du secteur ont souvent constitué des limites politiques, la Morge durant l’Antiquité, ou le Viaison qui marquait la ligne de démarcation de la Zone avec l’intérieur par le traité du 16 mars 1816. Pente et cours d’eau ont favorisé l’installation de moulins, en particulier le long du cours des Usses : moulins Falconnet, moulin Lagent et moulins de Chambeaufond à Villy-le-Bouveret, moulin Sublet à Vovray, moulin au sud de Cornillon au Sappey. Quelques gros ruisseaux ont également accueilli ces bâtiments, à la confluence des ruisseaux de Chez Bolliet de la Chenaillettaz au Sappey, en aval du Turchet, à la confluence des ruisseaux de Mouille Marin et des Sacs de Vin, et sur le ruisseau des Lanches à Menthonnex. La toponymie héritée signale encore ces édifices et précisent parfois des spécialisations, comme ce ruisseau de Folon, à la limite entre Vovray et Cruseilles, c’est-à-dire un moulin où l’on foulait ou battait le chanvre. Leur présence brisait le courant des eaux souvent torrentielles. Ces dernières, avec la disparition de ces artifices, attaquent les berges et s’infiltrent dans le terrain environnant.
Le climat est généralement jugé excellent, quoique relativement rude du fait de la « bise » qui emprunte le passage nord-sud que lui offre la dépression entre le Salève et les Bornes. À la fin du XVIIIe siècle, les autorités de la ville de La Roche signalaient que les communications entre cette ville et Annecy étaient gênées « par une presque montagne nommé les Bornes, qui dans le temps de l’hiver est chargé de neiges. Des voyageurs ont péri par l’effet du grand froid »[13].
Ce plateau rural offre l’aspect d’une campagne vallonnée parcourue par des ruisseaux et des haies, ponctuée par de nombreuses zones humides et occupée par des pâtures séparées entre elles par des boisements (hêtres, érables, chênes, sapins, frênes). La toponymie ancienne rend compte de la présence de diverses essences : « Coudria » (coudrier) et « Noyer » au Sappey ; « La Biollaz » (bouleau), « le Vernay » (aulne), « Chênaz » et « Champ du Chenoz » (chêne), « Quodurier » (coudrier), « Ravoiriaz » (bois de chêne), « les Pesses » (épicéas) à Vovray ; « le Vernay » à Villy-le-Bouveret ; « Bona Fay » (hêtre), « Les Peisses » (épicéas) et « Vorzier » (saules) à Menthonnex. Cette campagne est fertile mais reste peu propice à la culture des céréales en raison de l’altitude. Ainsi, l’avoine domine car il est mieux adapté au sol et au climat. Même lorsque l’on descend en altitude, le seigle et l’avoine l’emportent encore sur le froment. Par contre, dans cette région d’accumulation de moraines, prairies et pâtures sont très productives et permettent un élevage excellent, à l’exception d’Arbusigny, à cause d’un terrain trop souvent marécageux[14]. Lors de l’installation des premiers dépôts d’étalons en 1770, la ville de La Roche fut d’ailleurs préférée à Annecy car elle commandait tout le plateau des Bornes, « particulièrement avantageux pour l’élevage »[15].
Les superficies communales ne sont guère homogènes, 349 ha pour Villy-le-Bouveret, 646 ha pour Vovray, 848 ha pour Menthonnex et 1 375 ha pour Le Sappey. L’observation des limites communales révèle deux blocs. Le premier, composé par Vovray et Le Sappey, forme un rectangle dans la continuité de la commune de Cruseilles. Le découpage offre à chaque commune une ouverture sur les Usses, un terroir moyen pour les villages et l’agriculture, et un accès aux forêts et aux alpages du Salève. Le second bloc comprend Menthonnex et Villy-le-Bouveret. La frontière administrative entre les deux est purement artificielle. Il faut sans doute voir dans ces blocs l’héritage d’anciennes paroisses plus étendues. Le mode d’habitat est caractérisé par une forte présence de hameaux et de bâtisses isolées. En 1824, le syndic du Sappey présente sa commune, qui « n’est composée que de maisons éparses, une ici, une là, et n’a pas de village où elles seraient réunies »[16]. Cette dispersion de l’habitat se comprend par les impératifs d’un relief tourmenté et par les conditions du labeur agricole traditionnel. Des moyens de transport longtemps rudimentaires, alliés à des chemins en mauvais état, ont poussé autant que possible les habitants à éviter les charrois de récolte particulièrement pénibles dans ces terrains mouvementés et marécageux. La maison type correspond à une maison-bloc souvent assez massive sur plus de 15 m par 13 m, formée par une structure linéaire à quatre « épouais », nom donné aux divers éléments de l’habitation. La grange s’intercale entre le logis et l’étable, à laquelle une remise est associée. Le toit à deux pans est coupé à chaque extrémité afin d’offrir le moins de prise à la bise qui souffle ici une bonne partie de l’année. De chaque côté de la façade, la muraille forme un avancement pour protéger l’entrée du vent. Les maisons les plus anciennes remontent généralement à la fin du XVIIIe siècle. À partir de 1900, on a surtout des maisons surélevées, agrandies d’une remise, toutes couvertes en ardoise de Morzine ou de Maurienne.
Le plateau des Bornes au XVIIe siècle (extrait de la carte Tabule generalis Sabaudia - 1673)
Le plateau n’a pas toujours eu bonne réputation. En 1780, le conseil de La Roche évoquait ainsi les campagnes du plateau des Bornes, où se réfugiaient « personnes errantes et vagabonds, malfaiteurs et bandits »[17]. Une présentation de la province de Carouge en 1822 dresse un portrait pas toujours flatteur des habitants des Bornes : « hospitaliers, obligeants, généreux, mais un caractère fier et brutal. Violents, querelleurs, rusés, fourbes et méfiants. Leur pain est rude et leur nourriture grossière ; quoique pauvres généralement et gros mangeurs, ils souffrent moins de la misère que les cultivateurs de la plaine. Ils se livrent presque tous à la contrebande ; on y voit de temps en temps quelques meurtres, mais presque point d’assassinats. Ils se battent souvent et la querelle de deux individus devient facilement celle de deux communes. Les pierres et le bâton sont leurs armes les plus ordinaires »[18].
Dominique Bouverat
[1] Les Esserts, La Muraz, Le Sappey, Arbusigny, La Chapelle-Rambaud, Thorens-les-Glières, Aviernoz, Villaz, Les Ollières, Saint-Martin-Bellevue, Charvonnex, Ferrières, Cuvat, Villy-le-Pelloux, Villy-le-Bouveret, Saint-Blaise, Cruseilles, Groisy, Evires, Menthonnex-en-Bornes et Vovray-en-Bornes (GUICHONNET P. « L’avant-pays savoyard : essai de délimitation régionale », dans Revue de Géographie alpine, 1958, pp. 520-521).
[2] Voir la notice explicative de la feuille géologique Annecy-Bonneville au 1/50 000e - J. Charollais et al., 1988. J. Charollais, H. BADOUX. Suisse lémanique, pays de Genève et Chablais, Guides géologiques régionaux. Masson, 1990, p. 26. BRAVARD J.-P. « Mouvements de masse et érosion sur le plateau des Bornes (Haute-Savoie), dans Revue de Géographie alpine, 1977, n° 65-1, pp. 79-90.
[3] Une enquête de 1756 précise pour Le Sappey qu’un douzième des fonds de la paroisse reste en friche à cause du « terrain en pente sur molasse » (ADHS, 5 C 16).
[4] Mouille : au sol mou, du latin mollire, molliare, marais et prés humides liés à une petite source. À titre d’exemples : « Les Mollies des Prelles », « À les Mollies du Rocher », « À la Molliettaz », « Au Molliet » dans le cadastre de 1730 de Vovray ; « Au Mol », « Les Moullieres » au Sappey ; « La Mollie Laurent, « Les Petites Moilles » à Menthonnex ; « Les Mouilletes », « Les Mouilles », « le mouillex du Vernay » à Villy-le-Bouveret. On a aussi le Pauté (pré marais), « Cavoct » (cavité marécageuse) et Barbotet (marais) à Vovray
[5] ADHS, 5 C 16 (1756).
[6] ADHS, 6 FS 361.
[7] ADHS, 4 FS 31.
[8] ADHS, 6 FS 361, acensement du 28/12/1843).
[9] Lieu-dit les Tallies (ou taillées) à Vovray : bois taillis soumis à l’affouage.
[10] ADHS, 4 FS 31 bis, enquête de 1819.
[11] Archives de la guerre, Vincennes, 1365-15, cahier topographique du canton de Saint-Julien (1807).
[12] ADHS, 6 FS 296 : en 1843, le syndic du Sappey écrit à l’intendant de la province de Genevois que « la mesure proposée pour la destruction des hannetons dans un pays aussi boisé que celui-ci est impossible et inutile » (lettre du 28/04/1843).
[13] AC La Roche, délibérations, 18/01/1780.
[14] CHOLLEY A. Les Préalpes de Savoie (Genevois, Bauges) et leur avant-pays. Étude de géographie régionale. Paris : Armand Colin, 1925.
[15] PAILLARD Ph. « Projets pour la création de haras royaux au XVIIIe siècle », dans L’Histoire en Savoie, 1980, p. 241.
[16] ADHS, 6 FS 296, délibération du 04/07/1824.
[17] AC La Roche, délibérations, 18/01/1780.
[18] ADHS, 4 FS 31.